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Jean-François Mattei, "L'homme dévasté: Essai sur la déconstruction de la culture"

Posted By: TimMa
Jean-François Mattei, "L'homme dévasté: Essai sur la déconstruction de la culture"

Jean-François Mattei, "L'homme dévasté: Essai sur la déconstruction de la culture"
Publisher: Grasset | 2015 | ISBN: 2246852668 | French | EPUB | 288 pages | 1.5 Mb

Depuis sa thèse sur l'ontologie platonicienne, Jean-François Mattéi n'a cessé de poursuivre ses recherches sur les fondements pré-métaphysiques de la métaphysique. Au fil de ce voyage philosophique – tragiquement interrompu par sa mort en 2014 - il a toujours cheminé en compagnie des Grecs, de Heidegger, d'Hannah Arendt, d'Albert Camus, de Jan Patocka – et, surtout, de leurs concepts ou sensibilités face au monde moderne.
Ces recherches l'ont amené, de proche en proche, à prendre quelques distances intellectuelles avec les tenants de "l'anti-humanisme" contemporain - qui, fidèles à la leçon de Michel Foucault, avaient cru devoir diagnostiquer "la mort de l'homme".
Pour Mattéi, disciple en cela d'Albert Camus (auquel le lient une complicité solaire et une naissance en Algérie), l'humanisme n'a pas dit son dernier mot, au contraire, à condition de ne pas le réduire à un vain syncrétisme de bons sentiments.
Dans ce nouvel ouvrage – qu'il avait d'abord voulu intituler: "Essai sur la destruction de l'homme"- ce grand pédagogue revient ainsi sur les "idéologies de la mort de l'homme" et entend les combattre à partir de Camus et de Platon. Le titre ultime de son livre ne fait-il pas, d'ailleurs, écho à L'homme révolté ?
Testament philosophique, ce livre est magnifiquement fidèle à ce qu'était Jean-François Mattéi : un homme bon, un ami de la vie, un tenant de "la morale à hauteur d'homme" et un styliste de grand talent.

Une longue préface de Raphaël Enthoven replace ce livre dans son contexte historique et philosophique.
Le Dernier Homme

«Nous vivions Lucie et moi dans un monde dévasté ; et faute d'avoir su le prendre en pitié, nous nous en étions détournés, aggravant ainsi et son malheur et le nôtre.»
Milan Kundera, La Plaisanterie

Il faut en convenir, l'esprit du temps n'est plus à la mesure de l'homme. Que l'on parle du malaise dans la civilisation, avec Sigmund Freud, ou du malaise dans la modernité, avec Charles Taylor, on s'accorde sur le fait que l'homme souffre d'une langueur qui laisse prévoir sa fin. L'horizon de l'époque en est assombri et justifie la prédiction de Tocqueville sur un passé qui n'éclaire plus l'avenir de sorte que l'esprit marche dans les ténèbres. Et si l'esprit du temps n'a plus de lumière pour le guider, c'est parce que l'homme a perdu le sens de l'orientation. Albert Camus évoque dans ses Carnets une étoile invisible qu'il suivait d'instinct alors qu'il ne voyait pas clair en lui. C'était admettre qu'il n'était plus possible de voir clair en l'homme. Un homme européen qui avait répudié son héritage culturel pour se lancer dans une démesure meurtrière. L'ébranlement des deux guerres mondiales, sublimé par le traumatisme de l'Holocauste, a laissé peu d'espoir dans un recours à l'humanisme.
La destitution de l'homme est devenue aujourd'hui un lieu commun. Avant Auschwitz et Hiroshima, des écrivains européens avaient sonné l'alarme en dénonçant la régression de l'humanité vers l'animalité ou son prochain anéantissement. D.H. Lawrence, dans son roman Women in Love, publié en 1920, n'hésite pas à faire dire à l'un de ses personnages : «L'humanité est morte. Il y aura une nouvelle matérialisation d'un nouveau genre. Que l'humanité disparaisse aussi vite que possible.» La même année, le jeune Gustav Janouch rencontre Kafka à Prague. Au cours de l'une de leurs conversations, il déclare à l'auteur de La Métamorphose que leur génération vit dans un monde détruit. Kafka lui répond que si tout était détruit, les hommes pourraient prendre un nouveau départ. Mais le chemin qui les a conduits jusqu'ici vers un avenir attendu a disparu de sorte qu'ils ne vivent plus qu'«une longue chute sans espoir». Et Kafka d'ajouter : «Nous ne distinguons plus l'enchaînement des choses qui leur donnerait un sens suprapersonnel. En dépit du grouillement général, chacun est muet et isolé en lui-même. L'imbrication des valeurs du monde et des valeurs du moi ne fonctionne plus convenablement. Nous ne vivons pas dans un monde détruit, nous vivons dans un monde détraqué» (1978, 135).
Le romancier sentait que, les choses ne s'ordonnant plus à partir d'un sens supérieur, le monde et l'homme n'étaient plus ajointés l'un à l'autre. Dès lors, «les échafaudages qui soutenaient extérieurement l'existence humaine s'effondrent» (1978, 166). Quand le temps sort de ses gonds, le monde se détraque comme le cauchemar d'une horloge. Et plus personne n'est en mesure d'enchaîner les ressorts du passé à ceux de l'avenir.


Le philosophe met au pilori Foucault, Derrida, Deleuze, et entend replacer le sujet, conscient et libre, au coeur d'un monde ordonné…
C'était un honnête homme, un penseur rigoureux, explorant sans trêve les racines de la métaphysique, grand amateur de jazz, de cinéma et de nouvelles technologies, un citoyen engagé dans les débats politiques et éthiques de la cité, où, redoutant que l'Europe ne finisse par renier ses propres origines, il défendait des positions «réactionnaires». Ses derniers ouvrages ont été hantés par l'idée de barbarie - non une barbarie telle qu'elle était vue dans la civilisation gréco-romaine, venant d'un «au dehors» de l'humain, ni celle qui détruit et massacre, mais une «barbarie de réflexion», plus pernicieuse, qui agit par stérilisation, ensablement, travail de sape, et s'active chaque fois qu'«une action, une production ou une institution de l'homme engagé dans la vie sociale n'élabore plus de sens, mais le détruit ou le consomme, en une sorte de parasitage des oeuvres antérieures ou de leur résidu historique» (la Barbarie intérieure, 1999). Dans l'Homme dévasté, posthume, il développe cette idée, en décrivant le coup létal porté à la «transcendance du sens» et à l'humanisme, «sur fond de rupture avec la culture de l'Occident». Mattéi commence par constater que dans les sociétés démocratiques la déchéance de l'homme tient à ce qu'il soit assimilé aux produits qu'il fabrique et aux objets techniques dont il devient esclave…
Si l'Homme dévasté était un pamphlet, on pourrait n'y voir que la colère d'un homme de tradition marri d'avoir vu disparaître les notions et valeurs auxquelles philosophiquement, moralement et politiquement il tenait. Mais c'est un ouvrage testamentaire rigoureux et argumenté. (Robert Maggiori - Libération du 5 mars 2015)


Jean-François Mattei, "L'homme dévasté: Essai sur la déconstruction de la culture"